Chief Happiness Officer, il est où le bonheur ?

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Le Chief Happiness Officer (CHO) est un des métiers qui a fait beaucoup parler de lui ces derniers temps. Vraie innovation ou effet de mode ?

Le métier de Chief Happiness Officer (CHO en abrégé), qu’on pourrait traduire en français, par « Responsable en Chef du Bonheur » (non, on ne dit pas encore RCB) intrigue, fait rêver ou agace, au choix, et a déjà suscité beaucoup de débats.

Il fait rêver ceux qui aimeraient en avoir un dans leur entreprise, ceux qui aimeraient exercer ce métier ou, de façon plus prosaïque, les prestataires du bien-être en entreprise qui l’imaginent comme une porte d’entrée pour leurs offres… Il agace ceux pour qui le Bonheur est un sujet inhérent à la sphère privée ou encore tous ceux qui décrient une certaine mode du « Happy Washing », cette tendance pour une entreprise à survendre la qualité de vie au travail qu’elle offre pour améliorer sa marque employeur ou attirer les talents.

Mais ce nouveau métier peut-il pour autant être réduit à une analyse binaire ? N’aurait-il pas de léger que son nom, qui cacherait en réalité un besoin de transformation en profondeur de l’entreprise ?

C’est ce que nous allons voir.

Mais commençons par le début.

Aux origines

Un article paru dans le journal Society en février 2018 (1) rappelle que c’est un ingénieur de Google qui aurait inventé la fonction de Jolly Good Fellow (joyeux drille) il y a une dizaine d’années, inspirant le métier de CHO, qui s’est alors répandu dans les startups.

Enfin « répandu », façon de parler… La loupe médiatique a peut-être amplifié un peu le phénomène. Car de combien de personnes parle-t-on en réalité ?

Sur France Info, dans l’émission « C’est mon boulot » du 20 mars 2018 (2), le journaliste Philippe Duport précise que LinkedIn recense environ 150 personnes en France qui exercent cette fonction avant de se demander si ce métier vieux d’à peine 3 ans dans notre pays n’est pas déjà en train de disparaître. Nous y reviendrons.

Une tendance de fond

L’émergence du métier de CHO correspond à une profonde tendance sociétale, renforcée par l’arrivée des Millenials sur le marché du travail : une exigence de bonheur généralisée qui passe par un épanouissement personnel. L’un des cours les plus populaires de Harvard n’était-il pas le cours de psychologie positive de Tal Ben Shahar, devenu depuis une conférence à succès qui a parcouru le monde ? Être heureux est l’aspiration prioritaire, loin devant trouver le sens de la vie ou devenir riche : c’est ce que montre une étude menée en 2007 et qui fait toujours référence, celle de Shigehiro Oishi et Edward Diener, deux chercheurs en psychologie.

« Le bonheur est une aspiration fondamentale de l’être humain », confirme Amélie Motte, CHO de la Fabrique Spinoza et cofondatrice de la branche formation de l’Académie Spinoza. Elle précise qu’il a 3 facettes : émotionnelle, cognitive et aspirationnelle, ce qui explique, dit-elle, « que je peux gagner plein d’argent mais pas forcément être heureux si je ne trouve pas de sens dans mon travail ». L’inverse pouvant également être vrai.

François Jost, professeur en sciences de communication à la Sorbonne, ne dit pas autre chose (1) lorsqu’il évoque un mouvement de fond dans la société, expliquant qu’on est à une époque de développement personnel : « C’est l’idée qu’il faut être bien avec soi-même pour être bien avec les autres ». Pour Alexandre Jost, fondateur de la Fabrique Spinoza, le « thinktank du bonheur citoyen » (4), cette tendance des entreprises de se saisir du sujet du bonheur au travail correspond à un besoin de transformation de la part des salariés, et pas que de la génération Y.

Mais le Bonheur, est-ce pour autant la mission de l’entreprise ?

Bien sûr, une majorité s’accorde à dire qu’on travaille mieux quand tout va bien et de nombreuses études en attestent (pas toutes cependant).

Mais le « Bonheur », est-ce vraiment à l’entreprise de s’en charger ? On est loin d’avoir une unanimité sur le sujet.

Certes, sur LinkedIn, les posts qui vantent la bienveillance abondent. Celle-ci serait un prérequis nécessaire à l’établissement de relations épanouissantes et confiantes et donc à un certain bonheur au travail. Mais il y a quasiment autant de voix qui s’élèvent pour dénoncer une bienveillance naïve à tout crin.

En utilisant le mot « bonheur », on hérisse le poil des contempteurs de la fonction de CHO.

Pour deux raisons.

Tout d’abord, comme le rappelle Philippe Duport sur France Info (2), « l’injonction au Bonheur » est très critiquée. L’article de Society (1) pointe ainsi le risque d’un environnement « doucement totalitaire » : l’obligation d’être heureux dans son travail, même contre son gré. « Car dans les startups piquées à l’esprit CHO, on est rapidement exclu si on ne joue pas le jeu », avec un risque de stigmatisation à la clé.

Exactement l’inverse de l’effet recherché donc.

Toujours dans Society, Deirdre McCloskey, économiste à l’université d’Illinois à Chicago, utilise même le terme de fascisme pour décrire cette volonté de faire croire aux salariés qu’en s’amusant, ils seront heureux. David Budziak, opérateur de contrôle développement à la RATP, très actif sur le sujet de la qualité de vie au travail, pointe le même problème dans un article publié sur LinkedIn (5) :

 » […] vouloir les rendre heureux à tout prix peut être mal perçu et contre-productif parce que chacun a sa propre définition du bonheur au travail et n’aura pas les mêmes exigences en la matière. « 

Aurélie Bargy, Happiness manager, estime que sa fonction s’inscrit dans une démarche de Qualité de Vie au Travail et précise elle aussi que le bonheur est propre à chacun.

Amélie Motte confirme que l’injonction au bonheur est une dérive possible mais nuance : « Les collaborateurs ne sont pas dupes : si on installe une table de ping-pong mais qu’ils n’ont aucune autonomie, ne trouvent pas de sens dans leur travail ou ressentent la pression du management, ils n’iront pas mieux et risquent même d’adopter une posture de rejet. » Elle ajoute que, quand dans une organisation, les collaborateurs vont très mal, le mot « bonheur » peut être vécu comme une utopie voire une provocation. Elle conclut :

« Il faut donc être vigilant à l’emploi des mots. »

D’autres critiquent ce mélange vie personnelle / vie professionnelle, cette gamification de la vie en entreprise ainsi que cet univers bisounours, où on fête les anniversaires de tous les employés de manière systématique. Ils y voient un monde d’illusions où les vrais problèmes ne sont pas abordés, où règne un bonheur factice que tout le monde doit accepter avec enthousiasme.

C’est là la deuxième principale critique adressée au CHO : la fonction est considérée par certains comme un gadget, un métier qui ne fait qu’effleurer les vrais sujets.

Et pour cause : à l’origine et dans l’imaginaire collectif, c’est une personne chargée d’organiser des apéros, d’installer un flipper ou encore d’équiper les salariés de « Nerf » (ces pistolets qui tirent des flèches en mousse dont raffolent, paraît-il, certaines startups).

Pour Catherine Testa, co-fondatrice de www.loptimisme.com et du Club des CHO, c’est justement cette vision qu’il faut combattre. Elle défend une conception qui s’éloigne de celle des startups : pour elle, il s’agit d’une fonction transversale, qui doit impliquer les RH, les comités d’entreprise, les comités de direction. Et elle fait un parallèle entre l’évolution de la perception du CHO et ce qu’elle entendait sur le digital à l’époque de son émergence, alors qu’elle était une pionnière du sujet :

« D’abord on en rit, ensuite on trouve que c’est dangereux et enfin on en voit l’intérêt. »

Séverine Daniel, experte du bien-être au travail, fondatrice de Happylot, confirme que cette vision est une caricature (6) : « C’est à mon sens la partie la plus superficielle du job et qui peut même avoir l’effet inverse en termes de message adressé aux salariés : du saupoudrage. La Direction, si elle engage un CHO, doit avoir une réelle volonté d’améliorer le bien-vivre collectif et décider de commencer par un travail de fond. »

Angelika Mleczko, fondatrice de l’Etincelle CHO et elle-même CHO, enfonce le clou :

On voit que l’on s’éloigne de l’organisation d’apéritifs et de l’installation d’un flipper ou d’un babyfoot (cet objet innocent qui a bizarrement cristallisé les critiques sur la fonction).

Florent Voisin, CHO chez le spécialiste du cloud OVH et psychologue du travail de formation, a sa propre vision de sa fonction (7) : il « optimise l’engagement des salariés vis-à-vis de l’entreprise en proposant des services qui améliorent leur bien-être. » Et il ajoute :

« La démarche n’est pas uniquement humaniste, l’objectif est aussi de rendre nos équipes les plus efficaces possible et de leur apporter une qualité de vie pour attirer et retenir des talents. »

Cette vision est corroborée par Laurence Vanhée, CHO chez Happyformance (3) : « La stratégie du bonheur au travail n’a de sens que si elle est liée à la performance. »

Catherine Testa insiste aussi sur ce point : « L’entreprise doit être sincère : son enjeu n’est pas de rendre ses salariés heureux. En revanche, vu le temps qu’ils passent au travail, elle a tout intérêt à ce qu’ils s’y sentent bien. »

En tout cas, pour Mathilde Quentin, qui a été CHO pour «La Fabrique » de Pôle Emploi, la fonction de CHO est vitale, car « vu le nombre de burn-out, il y a une urgence à repenser notre façon de travailler et à accompagner les managers et les dirigeants d’entreprise qui sont souvent débordés », dit-elle.

Angelika Mleczko confirme : « Il y a trop d’entreprises où il y a une souffrance, où les gens ne vont pas bien. Un flipper ou un panier de fruits bios n’y suffiront pas. Le but de ce métier, c’est de libérer l’entreprise, de faire en sorte qu’elle ne travaille plus en silos, de rendre les managers et les employés libres d’oser et authentiques.  »

Tout un programme donc.

Une des meilleures preuves que ce métier est à prendre au sérieux et qu’il est arrivé à un stade de maturité, c’est qu’il s’accompagne maintenant d’une mesure de la performance. Par exemple grâce à l’Indicateur de bien-être au travail (l’IBET de Mozart Consulting), qui mesure les risques psycho-sociaux ou encore le Baromètre du bien-être au travail (le BBET de Charles Martin-Kumm), qui s’intéresse davantage aux émotions ressenties par les travailleurs et à leur potentiel d’engagement selon leurs personnalités (8). Même si les outils permettant cette mesure sont encore au stade de balbutiement, ils doivent à terme pouvoir prouver l’efficacité des propositions mises en place.

Annie Le Flohic, fondatrice de A la Bonheur, en utilise déjà certains et elle évoque la joie qu’elle ressent quand les résultats tombent : baisse de l’absentéisme et des arrêts maladie, augmentation de la fréquentation des ateliers mis en place…

C’est cependant un métier où il faut connaître ses limites. C’est en tout cas ce que précise Aurélie Bargy et elle place ces limites notamment au niveau des TMS ou des risques psychosociaux : « Chacun son métier, dans ce cas il faut que l’entreprise commence une autre démarche plus en profondeur avec des professionnels adéquats. »

 Au fait, tout ça, ne serait-ce pas le rôle des DRH ?

Peut-être en théorie. Les deux fonctions se rejoignent pour Alexandre Jost (4) : d’après lui, le CHO doit être le patron des ressources humaines et le responsable de la transformation, et pas (uniquement) la personne en charge d’installer un babyfoot (toujours lui).

Sarah Baron, qui a exercé la fonction de CHO, décrit quant à elle ce métier comme une fonction transversale et hybride. Elle apparaissait sur l’organigramme comme la « directrice RH-CHO » et traitait des sujets liés aux ressources humaines : le recrutement, l’intégration, les formations individuelles.

Sauf qu’aujourd’hui, « le DRH fait tout sauf de l’humain » explique Angelika Mleczko. Et Olivier Toussaint (3) de renchérir : « Le Chief Happiness Officer est un RH qui a le luxe de ne pas crouler sous l’administratif ».

Voilà ce qu’en dit Gaël Chatelain, le chantre de la bienveillance en entreprise, dans un article publié sur son blog (9) :

« L’une des critiques faite au CHO est de dire qu’au final, une Direction des Ressources Humaines fait déjà ce travail […] Je ne pense pas trouver un grand nombre de DRH qui ne dirait pas que cette direction est devenue de plus en plus technique. […] Bien sûr, un grand nombre de DRH s’occupent des risques psycho-sociaux, de trouver des moyens de mettre en place une politique de télé-travail mais très rares sont celles qui ont le temps, ne serait-ce que le temps, de travailler sur une stratégie de bien-être à moyen et long terme […]. »

Amélie Motte tempère :

« Je suis convaincue qu’il y a plein de DRH qui agissent dans ce sens mais qui n’osent pas prendre le titre à cause de l’image gadget encore trop souvent renvoyée par les medias. Une invitation à ce qu’ils fassent leur « coming out » en quelque sorte et qu’ils assument le titre au-delà de la fonction. »

Oui mais alors, dites moi docteur, ne serait-ce pas un problème congénital ?

N’y a-t-il pas une erreur sémantique fondamentale qui entraîne une incompréhension sur ce fameux métier de Chief Happiness Officer ? Car le terme « Happiness » ne génère pas dans les pays anglo-saxons tous les débats que l’évocation de l’idée de Bonheur peut déclencher de ce côté-ci de l’Atlantique. On lui fait endosser ici des habits bien plus grands et ambitieux que ceux pour lesquels il était taillé initialement. Au Pays des Lumières, on aime intellectualiser les concepts.

Les principaux acteurs du domaine balaient pourtant l’objection : certes le terme de Chief Happiness Officer n’est peut-être pas le plus heureux (sans jeu de mot bien sûr) mais qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. Ou plutôt qu’importe le nom, pourvu qu’on ait les résultats.

Juliana Dethune, Office Manager et CHO chez AB Tasty, le dit avec ses mots à elle : « Je me fous pas mal de savoir comment devrait s’appeler exactement mon poste. On pourrait tout aussi bien l’appeler agriculteur d’entreprise, facilitateur de bonheur ou fée clochette en salopette.  »

C’est que ce métier qui avait initialement une vocation légère et de facilitation a contribué à faire prendre conscience qu’il y avait un problème de fond. Et qu’il est indispensable d’avoir quelqu’un qui « va réfléchir aux sources de mal-être en entreprise qui font qu’aujourd’hui, plus de 3 millions de français ont, ou vont faire un burn out ! », comme l’écrit Gaël Chatelain.

Angelika Mlezcko insiste sur le rôle fondamental, presque philosophique du CHO : « Présent sur le terrain, à l’écoute de ses collaborateurs, il est garant de la qualité des relations dans l’entreprise. Il propose des solutions innovantes, axées sur le développement personnel et l’apprentissage ludique et permanent, pour expérimenter et s’améliorer. Avec lui, l’entreprise n’est plus un simple lieu de rémunération mais un lieu de vie, de sens et d’épanouissement. »

Mais ce n’est pas tout. J’ai pu constater moi-même lors de mes interventions que lorsque l’entreprise s’implique avec sincérité dans la voie du bien-être pour ses salariés, alors l’impact sur l’engagement de ceux-ci et sur les résultats est visible rapidement. C’est donc un réel outil de productivité, dans le sens positif du terme.

Le débat est donc ouvert : pour donner ses lettres de noblesse à cette fonction, faut-il faire évoluer son nom ?

Si c’est un prérequis indispensable à la prise en considération par les entreprises de la nécessité d’une action, alors pourquoi pas ? Peut-être que la maturité passe par un nouveau baptême, le sacrement qui révélera aux entreprises la Bonne Nouvelle : elles seront plus performantes en se souciant davantage de leurs salariés. Et en faisant confiance à une personne dont ce sera la mission.

Quel que soit son titre, cette personne aura un rôle capital : celui d’aider à transformer et à libérer l’entreprise des pesanteurs, du contrôle excessif, des décisions absurdes pour laisser surgir les énergies, le plaisir, l’initiative, l’innovation (10).

Et celui de redonner le goût du travail aux hommes en apportant du sens à leur contribution.

Par Vincent Mussard

Illustrations : Romain Hazebroucq

Merci à Dorian Le Guillard pour son aide précieuse pour la réalisation des interviews.

Et merci à Amélie et Angelika pour leur relecture bienveillante

 

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Sources :

(1) Society, « Startup, ton univers happytoyable », par Emmanuelle Andreani-Facchin et William Thorp, février 2018

(2) France Info, « C’est mon boulot », Philippe Duport, 20 mars 2018

(3) Les Echos Start, « Chief happiness officer : poste stratégique ou poudre aux yeux ? », par Déborah Loye, 12 juillet 2017

(4) Challenges, « Le bonheur au travail : vrai business ou feu de paille ? », par Thuy-Diep Nguyen, 10 octobre 2017

(5) Linkedin, « Pourquoi le nouveau métier de Chief Happiness Officer divise t-il tant le monde de l’entreprise ? », par David Budziak, 18 septembre 2017

(6) Linkedin, « Résultats de l’Enquête : Happiness at work ? Qu’en pensent les dirigeant(e)s de PME françaises ? », par Séverine Daniel, 6 décembre 2016

(7) Ouest France Entreprises, « Bien-être en entreprise. Qui sont les « chief happiness officers » ? », 8 septembre 2017

(8) Rapport de la Fabrique Spinoza, « Le bien-être au travail, objectif en soi et vecteur de performance économique », avril 2013

(9) www.gchatelain.com, « Chief Happines Officer : fantasme ou réalité ? », par Gaël Chatelain, 11 janvier 2017

(10) http://toscane-accompagnement.com

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